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Chapitre 31

Comment Pantagruel entra en la ville des Amautotes,
et comment Panurge maria le roy Anarche
et le feist cryeur de saulce vert.

 

 

Après celle victoire merveilleuse, Pantagruel envoya Carpalim en la ville des Amaurotes, dire et annoncer comment le roy Anarche estoit prins et tous leurs ennemys defaictz. Laquelle nouvelle entendue, sortirent au devant de luy tous les habitants de la ville, en bon ordre et en grande pompe triumphale, avecques une liesse divine, et le conduirent en la ville, et furent faictz beaulx feuz de joye par toute la ville, et belles tables rondes, garnies de force vivres, dressées par les rues. Ce feut un renouvellement du temps de Saturne, tant y fut faicte lors grande chere.

Mais Pantagruel, tout le senat ensemblé, dist : " Messieurs, ce pendent que le fer est chault il le fault batre ; pareillement, devant que nous debaucher davantaige, je veulx que allions prendre d'assault tout le royaulme des Dipsodes. Pour tant, ceulx qui avecques moy vouldront venir se aprestent à demain après boire, car lors je commenceray marcher. Non qu'il me faille gens davantaige pour me ayder à le conquester : car autant vauldroit que je le tinse desjà ; mais je voy que ceste ville est tant pleine des habitants qu'il ne peuvent se tourner par les rues ; doncques je les meneray comme une colonie en Dipsode, et leur donneray tout le pays, qui est beau, salubre, fructueux et plaisant sus tous les pays du monde, comme plusieurs de vous sçavent, qui y estes allez aultreffoys. Un chascun de vous qui y vouldra venir soit prest comme j'ay dict. " Ce conseil et deliberation fut divulgué par la ville ; et, au lendemain se trouverent en la place devant le palais jusque au nombre de dix huyct cens cinquante et six mille et unze, sans les femmes et petitz enfans Ainsi commencerent à marcher droict en Dipsodie, en si bon ordre qu'ilz ressembloyent es enfans d'Israël, quand ilz partirent de Egypte pour passer la Mer Rouge.

Mais, davant que poursuyvre ceste entreprinse, je vous veulx dire comment Panurge traicta son prisonnier le roy Anarche. Il luy souvint de ce que avoit raconté Epistemon, comment estoient traictez les roys et riches de ce monde par les Champs Elisées, et comment ilz gaignoient pour lors leur vie à vilz et salles mestiers.

Pour tant, un jour, habilla son dict roy d'un beau petit pourpoint de toille, tout deschicqueté comme la cornette d'un Albanoys, et de belles chausses à la mariniere, sans souliers, car, (disoit il) ilz luy gasteroient la veue ; et un petit bonnet pers, avecques une grande plume de chappon, ­ je faulx, car il m'est advis qu'il y en avoit deux, ­ et une belle ceincture de pers et vert, disant que ceste livrée luy advenoit bien, veu qu'il avoit esté pervers.

En tel poinct l'amena davant Pantagruel, et luy dist :

" Congnoissez vous ce rustre ? ­ Non, certes, dist Pantagruel. ­ C'est Monsieur du roy de troys cuittes. Je le veulx faire homme de bien : ces diables de roys icy ne sont que veaulx, et ne sçavent ny ne valent rien, sinon à faire des maulx es pauvres subjectz, et à troubler tout le monde par guerre, pour leur inique et detestable plaisir. Je le veulx mettre à mestier et le faire crieur de saulce vert. Or commence à cryer : " Vous faut il poinct de saulce vert ? " Et le pauvre diable cryoit. " C'est trop bas, " dist Panurge ; et le print par l'aureille, disant : " Chante plus hault, en g, sol, ré, ut. Ainsi, diable ! tu as bonne gorge, tu ne fuz jamais si heureux que de n'estre plus roy. "

Et Pantagruel prenoit à tout plaisir. Car je ause bien dire que c'estoit le meilleur petit bon homme qui fust d'icy au bout d'un baston. Ainsi feut Anarche bon cryeur de saulce vert. Deux jours après, Panurge le maria avecques une vieille lanterniere ; et luy mesmes fist les nopces, à belles testes de mouton, bonnes hastilles à la moustarde, et beaulx tribars aux ailz, dont il envoya cinq sommades à Pantagruel, lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appetissantes ; et à boire belle piscantine et beau cormé. Et, pour les faire dancer, loua un aveugle qui leur sonnoit la note avecques sa vielle. Après disner, les amena au palais et les monstra àPantagruel, et luy dist, monstrant la mariée : " Elle n'a garde de peter. ­ Pourquoy, dist Pantagruel ? ­ Pource, dist Panurge, qu'elle est bien entamée. ­ Quelle parole est ce là ? dist Pantagruel. ­ Ne voyez vous, dist Panurge, que les chastaignes qu'on faict cuire au feu, si elles sont entieres, elles petent que c'est raige ; et, pour les engarder de peter, l'on les entame. Aussi ceste nouvelle mariée est bien entamée par le bas, ainsi elle ne petera poinct. "

Pantagruel leur donna une petite loge, auprès de la basse rue, et un mortier de pierre à piler la saulce. Et firent en ce poinct leur petit mesnage : et feut aussi gentil cryeur de saulce vert qui feust oncques veu en Utopie. Mais l'on m'a dict despuis que sa femme le bat comme plastre, et le pauvre sot ne se ause defendre, tant il est niès.

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