Quand Pantagruel eut
leue l'inscription, il feut bien
esbahy, et, demandant au dict
messagier le nom de celle qui l'avoit
envoyé, ouvrit les lettres, et rien
ne trouva dedans escript, mais
seulement un aneau d'or, avecques un
diament en table. Lors appella
Panurge et luy monstra le cas.
A quoy Panurge luy dist que la
fueille de papier estoit escripte,
mais c'estoit par telle subtilité
que l'on n'y veoit poinct d'escripture.
Et pour le sçavoir, la mist
auprès du feu, pour veoir si l'escripture
estoit faicte avec du sel ammoniac
destrempé en eau.
Puis la mist dedans l'eau, pour
sçavoir si la lettre estoit escripte
du suc de tithymalle.
Puis la monstra à la chandelle,
si elle estoit poinct escripte du
jus de oignons blans.
Puis en frotta une partie d'huile
de noix, pour veoir si elle estoit
poinct escripte de lexif de figuier.
Puis en frotta une part de laict
de femme allaictant sa fille
premiere née, pour veoir si elle
estoit poinct escripte de sang de
rubettes.
Puis en frotta un coing de
cendres d'un nic de arondelles, pour
veoir si elle estoit escripte de
rousée qu'on trouve dedans les
pommes de Alicacabut.
Puis en frotta un aultre bout de
la sanie des aureilles, pour veoir
si elle estoit escripte de fiel de
corbeau.
Puis les trempa en vinaigre, pour
veoir si elle estoit escripte de
laict de espurge.
Puis les gressa d'axunge de
souris chauves, pour veoir si elle
estoit escripte avec sperme de
baleine qu'on appelle ambre gris.
Puis la mist tout doulcement
dedans un bassin d'eau fresche et
soubdain la tira, pour veoir si elle
estoit escripte avecques alum de
plume.
Et, voyant qu'il n'y congnoissoit
rien, appella le messagier et luy
demanda : " Compaing, la dame qui
t'a icy envoyé t'a elle poinct
baillé de baston pour apporter ? "
pensant que feust la finesse que
mect Aule Gelle.
Et le messagier luy respondit :
" Non, Monsieur. "
Adoncques Panurge luy voulut
faire raire les cheveulx, pour
sçavoir si la dame avoit faict
escripre avecques fort moret sur sa
teste rase ce qu'elle vouloit
mander ; mais, voyant que ses
cheveulx estoyent fort grand, il
desista, considerant que en si peu
de temps ses cheveulx n'eussent
creuz si longs.
Alors dist à Pantagruel :
" Maistre, par les vertuz Dieu,
je n'y sçauroys que faire ny dire.
Je ay employé, pour congnoistre si
rien y a icy escript, une partie de
ce que en met Messere Francesco di
Nianto, le Thuscan, qui a escript la
maniere de lire lettres non
apparentes, et ce que escript
Zoroaster, Peri Grammaton
acriton, et Calphurnius Bassus,
De Literis illegibilibus ;
mais je n'y voy rien, et croy qu'il
n'y a aultre chose que l'aneau. Or
le voyons. "
Lors, le regardant, trouverent
escrit par dedans en Hebrieu :
LAMAH HAZABTHANI.
Dont appellerent Epistemon, luy
demandant que c'estoit à dire. A
quoy respondit que c'estoyent motz
Hebraicques, signifians :
Pourquoy me as tu laissé ?
Dont soubdain replicqua Panurge :
" J'entens le cas. Voyez vous ce
dyament ? C'est un dyament faulx.
Telle est doncques l'exposition de
ce que veult dire la dame :
" Dy, amant faulx, pourquoy me as tu
laissée ? "
Laquelle exposition entendit
Pantagruel incontinent, et luy
souvint comment, à son departir,
n'avoit dict à Dieu à la dame, et
s'en contristoit, et voluntiers fust
retourné à Paris pour faire sa paix
avecques elle. Mais Epistemon luy
reduyt à memoire le departement de
Eneas d'avecques Dido, et le dict de
Heraclides, Tarentin, que, la navire
restant à l'ancre, quand la
necessité presse, il fault coupper
la chorde plus tost que perdre temps
à la deslier, et qu'il debvoit
laisser tous pensements pour
survenir à la ville de sa nativité,
qui estoit en dangier.
De faict, une heure après, se
leva le vent nommé nord nord west,
auquel ilz donnerent pleines
voilles, et prindrent la haulte mer,
et, en briefz jours, passans par
Porto Sancto et par Medere, firent
scalle es Isles de Canarre.
De là partans, passerent par Cap
Blanco, par Senege, par Cap Virido,
par Gambre, par Sagres, par Melli,
par le Cap de Bona Sperantza et
firent scalle au royaulme de
Melinde.
De là partans, feirent voille au
vent de la Transmontane, passans par
Meden, par Uti, par Udem, par
Gelasim, par les Isles de Phées, et
jouxte le royaulme de Achorie ;
finablement arriverent au port de
Utopie, distant de la ville des
Amaurotes par troys lieues et
quelque peu davantaige.
Quand ilz feurent en terre
quelque peu refraichiz Pantagruel
dist :
" Enfans, la ville n'est loing
d'icy. Davant que marcher oultre, il
seroit bon deliberer de ce qu'est à
faire affin que ne semblons es
Atheniens, qui ne consultoient
jamais, sinon après le cas faict.
Estez vous deliberez de vivre et
mourir avecques moy ?
- Seigneur, ouy, (dirent ilz
tous) ; tenez vous asseuré de nous
comme de voz doigtz propres.
- Or, (dist il), il n'y a q'un
poinct que tienne mon esperit
suspend et doubteux ; c'est que je
ne sçay en quel ordre ny en quel
nombre sont les ennemis qui tiennent
la ville assiegée, car, quand je le
sçauroys, je m'y en iroys en plus
grande asseurance. Par ce, advisons
ensemble du moyen comment nous le
pourrons sçavoir. "
A quoy tous ensemble dirent :
" Laissez nous y aller veoir et
nous attendez icy ; car, pour tout
le jourd'huy, nous vous en
apporterons nouvelles certaines.
- Je, (dist Panurge), entreprens
de entrer en leur camp par le
meillieu des guardes et du guet, et
bancqueter avec eulx et bragmarder à
leurs despens, sans estre congneu de
nully, visiter l'artillerie, les
tentes de tous les capitaines, et me
prelasser par les bandes, sans
jamais estre descouvert. Le diable
ne me affineroit pas, car je suis de
la lignée de Zopyre.
- Je, (dist Epistemon), sçay tous
les stratagemates et prouesses des
vaillans capitaines et champions du
temps passé et toutes les ruses et
finesses de discipline militaire. Je
iray, et, encores que feusse
descouvert et decelé, j'eschapperay
en leur faisant croire de vous tout
ce que me plaira, car je suis de la
lignée de Sinon.
- Je, (dist Eusthenes), entreray
par à travers leurs tranchées,
maulgré le guet et tous les gardes,
car je leur passeray sur le ventre
et leur rompray bras et jambes, et
feussent ilz aussi fors que le
diable, car je suis de la lignée de
Hercules.
- Je, (dist Carpalim), y entreray
si les oyseaulx y entrent ; car j'ay
le corps tant allaigre que je auray
saulté leurs tranchées et percé
oultre tout leur camp davant qu'ilz
me ayent apperceu, et ne crains ny
traict, ny flesche, ny cheval, tant
soit legier et feust ce Pegase de
Perseus ou Pacolet, que devant eulx
je n'eschappe gaillard et sauf.
J'entreprens de marcher sur les
espiz de bled, sur l'herbe des prez,
sans qu'elle flechisse dessoubz moy,
car je suis de la lignée de Camille,
Amazone. " |