Je
trouve, par les anciens
historiographes et poetes, que
plusieurs sont nez en ce monde en
façons bien estranges, que seroient
trop longues à racompter : lisez le
VII livre de Pline, si avés loysir.
Mais vous n'en ouystes jamais d'une
si merveilleuse comme fut celle de
Pantagruel : car c'estoit chose
difficile à croyre comme il creut en
corps et en force en peu de temps.
Et n'estoit rien Hercules qui,
estant au berseau, tua les deux
serpens, car lesdictz serpens
estoyent bien petitz et fragiles.
Mais Pantagruel, estant encores au
berseau, feist cas bien
espouventables.
Je laisse icy à
dire comment à chascun de ses repas,
il humoit le laict de quatre mille
six cens vaches et comment, pour luy
faire un paeslon à cuire sa
bouillie, furent occupez tous les
paesliers de Saumur en Anjou, de
Villedieu en Normandie, de Bramont
en Lorraine, et luy bailloit on
ladicte bouillie en un grand timbre,
qui est encores de present à
Bourges, près du palays ; mais les
dentz luy estoient desjà tant crues
et fortifiées qu'il en rompit,
dudict tymbre, un grand morceau,
comme tres bien apparoist.
Certain jour, vers
le matin, que on le vouloit faire
tetter une de ses vaches (car de
nourrisses il n'en eut jamais
aultrement, comme dict l'hystoire),
il se deffit des liens qui le
tenoyent au berceau un des bras, et
vous prent ladicte vache par
dessoubz le jarret, et luy mangea
les deux tetins et la moytié du
ventre, avecques le foye et les
roignons, et l'eust toute devorée,
n'eust esté qu'elle cryoit
horriblement comme si les loups la
tenoient aux jambes, auquel cry le
monde arriva, et osterent ladicte
vache à Pantagruel ; mais ilz ne
sceurent si bien faire que le jarret
ne luy en demourast comme il le
tenoit, et le mangeoit très bien,
comme vous feriez d'une saulcisse ;
et quand on luy voulut oster l'os,
il l'avalla bien tost comme un
cormaran feroit un petit poisson, et
après commença à dire : " Bon !
bon ! bon " car il ne sçavoit
encores bien parler, voulant donner
à entendre que il avoit trouvé fort
bon, et qu'il n'en failloit plus que
autant. Ce que voyans, ceulx qui le
servoyent le lierent à gros cables,
comme sont ceulx que l'on faict à
Tain pour le voyage du sel de Lyon,
ou comme sont ceulx de la grand nauf
Françoyse qui est au port de
Grace en Normandie.
Mais, quelquefoys
que un grand ours, que nourrissoit
son pere, eschappa et luy venoit
lescher le visage, (car les
nourrisses ne luy avoyent bien à
point torché les babines), il se
deffist desdictz cables aussi
facillement comme Samson d'entre les
Philistins, et vous print Monsieur
de l'Ours, et le mist en pieces
comme un poulet, et vous en fist une
bonne gorge chaulde pour ce repas.
Par quoy, craignant Gargantua qu'il
se gastast, fist faire quatre
grosses chaisnes de fer pour le lyer,
et fist faire des arboutans à son
berceau, bien afustez. Et de ces
chaisnes en avez une à La Rochelle,
que l'on leve au soir entre les deux
grosses tours du havre ; l'aultre
est à Lyon, l'aultre à Angiers, et
la quarte fut emportée des diables
pour lier Lucifer, qui se
deschaisnoit en ce temps là, à cause
d'une colicque qui le tormentoit
extraordinairement, pour avoir mangé
l'ame d'un sergeant en fricassée à
son desjeuner. Dont povez biencroire
ce que dict Nicolas de Lyra sur le
passaige du Psaultier où
il est escript : " Et Og
regem Basan ", que ledict Og,
estant encores petit, estoit tant
fort et robuste qu'il le failloit
lyer de chaisnes de fer en son
berceau. Et ainsi demoura coy et
pacificque, car il ne pouvoit rompre
tant facillement lesdictes chaisnes,
mesmement qu'il n'avoit pas espace
au berceau de donner la secousse des
bras.
Mais voicy que
arriva un jour d'une grande feste,
que son pere Gargantua faisoit un
beau banquet à tous les princes de
sa court. Je croy bien que tous les
officiers de sa court estoyent tant
occupés au service du festin que
l'on ne se soucyoit du pauvre
Pantagruel, et demeuroit ainsi à
reculorum. Que fist-il ? Qu'il
fist, mes bonnes gens ? Escoutez. Il
essaya de rompre les chaisnes du
berceau avecques les bras ; mais il
ne peut, car elles estoyent trop
fortes, adonc il trepigna tant des
piedz qu'il rompit le bout de son
berceau, qui toutesfoys estoit d'une
grosse poste de sept empans en
quarré, et, ainsi qu'il eut mys les
piedz dehors, il se avalla le mieulx
qu'il peut, en sorte que il touchoit
les piedz en terre ; et alors
avecques grande puissance se leva,
emportant son berceau sur l'eschine
ainsi lyé, comme une tortue qui
monte contre une muraille et à le
veoir sembloit que ce feust une
grande carracque de cinq cens
tonneaulx qui feust debout. En ce
point, entra en la salle où l'on
banquetoit, et hardiment, qu'il
espoventa bien l'assistance ; mais,
par autant qu'il avoit les bras lyez
dedans, il ne povoit rien prendre à
manger, mais en grande peine se
enclinoit pour prendre à tout la
langue quelque lippée. Quoy voyant,
son pere entendit bien que l'on
l'avoit laissé sans luy bailler à
repaistre, et commanda qu'il fut
deslyé desdictes chaisnes, car le
conseil des princes et seigneurs
assistans, ensemble aussi que les
medicins de Gargantua disoyent que,
si l'on le tenoit ainsi au berceau,
qu'il seroit toute sa vie subject à
la gravelle.
Lors qu'il feust
deschainé, l'on le fist asseoir, et
repeut fort bien, et mist son dict
berceau en plus de cinq cens mille
pieces d'un coup de poing qu'il
frappa au milieu par despit, avec
protestation de jamais n'y
retourner.