PANTAGRUEL
ROY DES DIPSODES,
Restitue à son naturel,
AVEC
SES FAICTZ ET PROUESSES
ESPOVENTABLES
Composez par feu M. Alcofribas,
Abstracteur de quinte essence.
Dizain de
Maistre Hugues Salel
à l'auteur de ce livre.
Si, pour
mesler profit avec doulceur,
On mect en pris un aucteur
grandement,
Prisé seras, de cela tien
toy sceur ;
Je le congnois, car ton
entendement
En ce livret, soubz plaisant
fondement,
L'utilité a si très bien
descripte,
Qu'il m'est advis que voy un
Democrite
Riant les faictz de nostre
vie humaine.
Or persevere, et, si n'en as
merite
En ces bas lieux, l'auras au
hault dommaine.
PROLOGUE DE L'AUTEUR
Tres illustres et
tres chevaleureux champions, gentilz
hommes et aultres, qui voluntiers
vous adonnez à toutes gentillesses
et honnestetez, vous avez n'a gueres
veu, leu et sceu les Grandes et
inestimables Chronicques de l'enorme
geant Gargantua et, comme vrays
fideles, les avez creues
gualantement, et y avez maintefoys
passé vostre temps avecques les
honorables dames et damoyselles,
leur en faisans beaulx et longs
narrez alors que estiez hors de
propos, dont estiez bien dignes de
grande louange et memoire
sempiternelle.
Et à la mienne
volunté que chascun laissast sa
propre besoigne, ne se souciast de
son mestier et mist ses affaires
propres en oubly, pour y vacquer
entierement sans que son esperit
feust de ailleurs distraict ny
empesché, jusques à ce que l'on les
tint par cueur, affin que, si
d'adventure l'art de l'imprimerie
cessoit, ou en cas que tous livres
perissent, on temps advenir un
chascun les peust bien au net
enseigner à ses enfans, et à ses
successeurs et survivens bailler
comme de main en main, ainsy que une
religieuse Caballe ; car il y a plus
de fruict que par adventure ne
pensent un tas de gros talvassiers
tous croustelevez, qui entendent
beaucoup moins en ces petites
joyeusetés que ne faict Raclet en l'Institute.
J'en ay congneu de
haultz et puissans seigneurs en bon
nombre, qui, allant à chasse de
grosses bestes ou voller pour canes,
s'il advenoit que la beste ne feust
rencontrée par les brisées ou que le
faulcon se mist à planer, voyant la
proye gaigner à tire d'esle, ilz
estoient bien marrys, comme entendez
assez ; mais leur refuge de
reconfort, et affn de ne soy
morfondre, estoit à recoler les
inestimables faictz dudict
Gargantua.
Aultres sont par
le Monde (ce ne sont fariboles) qui,
estans grandement affligez du mal
des dentz, après avoir tous leurs
biens despenduz en medicins sans en
rien profiter, ne ont trouvé remede
plus expedient que de mettre
lesdictes Chronicques entre
deux beaulx linges bien chaulx et
les appliquer au lieu de la douleur,
les sinapizand avecques un peu de
pouldre d'oribus.
Mais que diray je
des pauvres verolez et goutteux ? O,
quantes foys nous les avons veu, à
l'heure que ilz estoyent bien oingtz
et engressez à poinct, et le visaige
leur reluysoit comme la claveure
d'un charnier, et les dentz leur
tressailloyent commefont les
marchettes d'un clavier d'orgues ou
d'espinette quand on joue dessus, et
que le gosier leur escumoit comme à
un verrat que les vaultres ont aculé
entre les toilles ! Que
faisoyent-ilz alors ? Toute leur
consolation n'estoit que de ouyr
lire quelque page dudict livre, et
en avons veu qui se donnoyent à cent
pipes de vieulx diables en cas que
ilz n'eussent senty allegement
manifeste à la lecture dudict livre,
lorsqu'on les tenoit es Iymbes, ny
plus ny moins que les femmes estans
en mal d'enfant quand on leurs leist
la vie de saincte Marguerite.
Est ce rien cela ?
Trouvez moy livre, en quelque
langue, en quelque faculté et
science que ce soit, qui ayt telles
vertus, propriétés et prerogatives,
et je poieray chopine de trippes.
Non, Messieurs, non. Il est sans
pair. incomparable et sans parragon.
Je le maintiens jusques au feu
exclusive. Et ceulx qui
vouldroient maintenir que si,
reputés les abuseurs, prestinateurs,
emposteurs et seducteurs.
Bien vray est il
que l'on trouve en aulcuns livres de
haulte fustaye certaines propriétés
occultes, au nombre desquelz l'on
tient Fessepinte, Orlando
furioso, Robert le Diable,
Fierabras, Guillaume sans paour,
Huon de Bourdeaulx, Montevieille et
Matabrune ; mais ilz ne sont
comparables à celluy duquel parlons.
Et le monde a bien congneu par
experience infallible le grand
emolument et utilité qui venoit de
ladicte Chronicque Gargantuine :
car il en a esté plus vendu par les
imprimeurs en deux moys qu'il ne
sera acheté de Bibles en neuf ans.
Voulant doncques
je, vostre humble esclave,
accroistre vos passetemps
dadvantaige, vous offre de present
un aultre livre de mesme billon,
sinon qu'il est un peu plus
equitable et digne de foy que
n'estoit l'aultre. Car ne croyez (si
ne voulez errer à vostre escient),
que j'en parle comme les Juifz de la
Loy. Je ne suis nay en telle
planette et ne m'advint oncques de
mentir, ou asseurer chose que ne
feust veritable. J'en parle comme un
gaillard Onocrotale, voyre, dy je,
crotenotaire des martyrs amans, et
crocquenotaire de amours : Quod
vidimus testamur. C'est des
horribles faictz et prouesses de
Pantagruel, lequel j'ay servy à
gaiges dès ce que je fuz hors de
page jusques à présent, que par son
congié je m'en suis venu visiter mon
païs de vache, et sçavoir si en vie
estoyt parent mien aulcun.
Pourtant, affin que
je face fin à ce prologue, tout
ainsi comme je me donne à cent mille
panerés de beaulx diables, corps et
ame, trippes et boyaul, en cas que
j'en mente en toute l'hystoire d'un
seul mot, pareillement le feu sainct
Antoine vous arde, mau de terre vous
vire, le lancy, le maulubec vous
trousse, la caquesangue vous
viengne,
Le mau fin feu
de ricqueracque,
Aussi menu que poil de vache,
Tout renforcé de vif argent,
Vous puisse entrer au fondement,
et comme Sodome et
Gomorre puissiez tomber en soulphre,
en feu et en abysme, en cas que vous
ne croyez fermement tout ce que je
vous racompteray en ceste presente
Chronicque !
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